Les personnes qui décident de recourir aux
services d’une femme de ménage à domicile sont bien curieuses. Elles ne se
posent jamais les bonnes questions. Elles s’emparent plutôt d’une calculette et
alignent des chiffres en majuscule sur une grande feuille blanche. Les prix du
contrat, des billets d’avion, des salaires mensuels, de la nourriture
supplémentaire, des deux
tabliers/pantalons avec la petite jaquette assortie et les sabots blancs
d ‘infirmier qui vont avec. Dans la marge, elles mettent plusieurs
solutions pour amortir la dépense : l’exploiter 20 heures sur 24h par
exemple, la prêter lors de diners à des amis, la louer aux voisins afin qu’elle
promène leur chien, lui faire
laver tout le linge à la main (après tout elle en a l’habitude)…
Sur cette même feuille, jamais elles ne dessinent la place, la
proportion d’espace que cette nouvelle venue occupera. Jamais (ou si peu) elles ne s’emparent de la même
calculette pour évaluer le pourcentage d’intimité qu’elle va partager. Et c’est
cela le plus curieux. Décider de vivre avec quelqu’un n’est pas une décision
anodine. Lui ouvrir grand les portes de son chez-soi, lui offrir toute son
intimité sans lui poser la moindre question intime est bien étrange. Elles se
contentent de gratter la surface : elles apprennent sa religion, son âge,
le nombre d’enfants qu’elle a. Elles lui demandent si elle parle anglais ou si
elle a déjà travaillé dans une maison. Elles ne cherchent pas à savoir quelle
est sa couleur préférée afin de repeindre les murs de sa chambre (si elle en
a), quelle est la chose qu’elle déteste le plus au monde ? Si elle a déjà eu un fou rire, ou si elle est
allergique à certains produits, quel est son état d’esprit actuel ? A quoi
ressemble son lieu d’habitation ? A-t-elle pleuré à l’aéroport en quittant sa famille ?
Au cours de cette cohabitation elles ne se gêneront
jamais pour lui dire ce qu’elles pensent d’elle et de sa manière de faire. Mais
jamais elles ne lui demanderont ce qu’elle pense d’elles et de leur manière de
faire. Pourtant elles vivent ensemble. Et la femme de ménage pense certainement
des tas de choses.
Moins de choses la patronne saura à son
propos, plus la femme à tout faire se fondra dans le décor et plus elle en
apprendra. Vous verrez rarement votre
femme de ménage manger, pleurer, rêver, se mettre en colère ou tomber
amoureuse. Elle saura à votre manière d’ouvrir le frigo et de vous jeter ou pas
sur le plat qu’elle a préparé et réchauffé à quoi vous pensez. Jamais vous
n’envisagez de remplacer votre psy par votre femme de ménage, pourtant vous y
gagnerez beaucoup. La bonne âme est déjà là, 20h/24 (pas besoin donc de se déplacer),
déjà payée et déjà à l’écoute si vous avez juste envie de vous allonger sans
parler. De plus elle est vraiment au cœur des choses les plus intimes, puisque
c’est elle qui trempe ses mains dans votre linge sale.
Mais au fond, il est
tellement plus simple de se dire qu’une femme qui dit oui 127 fois par jour n’a
ni amour-propre, ni sentiment, de se dire qu’à force de s’échiner sur des
tâches répétitives elle n’a pas d’opinion, un peu comme si elle n’avait pas
vraiment d’existence propre. Un peu comme si son existence se résumait aux
tâches que pouvaient effectuer ses mains : laver, torcher, essuyer, découper, repasser, récurer,
coudre, planter, arroser, payer, coiffer, habiller, brancher, éplucher, vider,
remplir, ouvrir, fermer, blanchir, retrouver, cacher, dresser, brosser,
débrancher, remonter les interrupteurs, tenir, poster, changer une ampoule,
raccommoder, décrocher, redresser, raccrocher, ranger les habits d’hiver, les
habits d’été, ranger les sacs plastiques, faire le tri des poubelles parce
qu’il vous pousse des idéaux écologiques, balayer, effacer, ramasser, enlever,
poser, porter…
Vous la félicitez rarement pour son
apprentissage rapide ou pour son aisance à glisser dans toutes les chemises que
vous lui faites endosser : celles des couturière, cuisinière, plombière, peintre en bâtiment, vétérinaire, gestionnaire
quand vous lui confiez le budget courses du mois, spécialiste en gériatrie et
en petite enfance, coiffeuse, esthéticienne, jardinière, fleuriste,
traductrice, mémoire des habitants de la maison, témoin auquel on fait appel
lors de dispute de famille, 3e
œil en quelque sorte.
Jour après jour, votre vie glisse entre ses mains, elle vous gère alors
que vous croyez la gérer. Et malgré cela, elle reste remplaçable, échangeable
contre n’importe laquelle de ses congénères, et vous ne manquerez pas de le lui
rappeler à la moindre manifestation de ce que vous interprèterez comme de
l’ingratitude.
C’est pourtant vous les ingrats dans cette jolie histoire de
cohabitation. Après lui avoir ouvert
grand les portes de votre foyer, vous les lui refermez au nez sans vraiment
vous être intéressés à elle pendant ces deux, trois ou cinq ans.
Votre connaissance de son
pays se réduit encore au nom de la capitale, à une certaine idée de la misère,
aux tremblements de terre, aux catastrophes naturelles type tsunami et aux
guerres dans le nord ou le sud selon les pays. Elle par contre, aura appris les
noms de ceux qui vous gouvernent, les noms de ceux qui meurent en martyr, les
noms de vos chanteurs populaires que vous ne connaissez parfois pas et elle vous
aura parlé des lieux dans lesquels elle va se promener le dimanche (quand cela
est permis), des lieux où vous n’avez jamais les pieds, elle connaitra le
calendrier des congés et grèves annuels par cœur, elle aura appris l’arabe, un
peu le français aussi si cela vous fait plaisir. Elle vous aura accompagné
manifester quand vous vous étiez déclaré pro-untel et n’aura pas hésité à vous
suivre quand vous aviez changé de camp. C’est elle aussi qui aura toujours
porté le drapeau.
Elle vous aura toujours dit oui en bougeant la tête dans tous les sens, un peu dans un
mouvement d’infini, car la société dont elle est issue la condamne à un oui éternel par amabilité, par culture, par
besoin surtout.
Malgré toutes ces preuves d’adaptation et de fidélité
vous l’avez quand même congédié sans remords. Et pendant que vous attendez que
l’on vous livre la prochaine, installée confortablement
dans votre canapé, vous sirotez un café moins bon que d’habitude car vous ne
savez plus vraiment comment le faire.
Vous vous saisissez d’un magazine féminin et vous jetez sur la page bien-être
dont le titre alléchant vous a poussé à acheter ladite revue : Comment apprendre à dire non en quinze
conseils ? Je suis gentille mais là c'est non!
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