Tuesday, July 24, 2012

Histoire d’une cohabitation éphémère par Valérie Cachard



Les personnes qui décident de recourir aux services d’une femme de ménage à domicile sont bien curieuses. Elles ne se posent jamais les bonnes questions. Elles s’emparent plutôt d’une calculette et alignent des chiffres en majuscule sur une grande feuille blanche. Les prix du contrat, des billets d’avion, des salaires mensuels, de la nourriture supplémentaire, des deux  tabliers/pantalons avec la petite jaquette assortie et les sabots blancs d ‘infirmier qui vont avec. Dans la marge, elles mettent plusieurs solutions pour amortir la dépense : l’exploiter 20 heures sur 24h par exemple, la prêter lors de diners à des amis, la louer aux voisins afin qu’elle promène  leur chien, lui faire laver tout le linge à la main (après tout elle en a l’habitude)…

Sur cette même feuille, jamais elles ne dessinent la place, la proportion d’espace que cette nouvelle venue occupera. Jamais (ou si peu)  elles ne s’emparent de la même calculette pour évaluer le pourcentage d’intimité qu’elle va partager. Et c’est cela le plus curieux. Décider de vivre avec quelqu’un n’est pas une décision anodine. Lui ouvrir grand les portes de son chez-soi, lui offrir toute son intimité sans lui poser la moindre question intime est bien étrange. Elles se contentent de gratter la surface : elles apprennent sa religion, son âge, le nombre d’enfants qu’elle a. Elles lui demandent si elle parle anglais ou si elle a déjà travaillé dans une maison. Elles ne cherchent pas à savoir quelle est sa couleur préférée afin de repeindre les murs de sa chambre (si elle en a), quelle est la chose qu’elle déteste le plus au monde ? Si elle a  déjà eu un fou rire, ou si elle est allergique à certains produits, quel est son état d’esprit actuel ? A quoi ressemble son lieu d’habitation ?  A-t-elle pleuré à l’aéroport en  quittant sa famille ?

Au cours de cette cohabitation elles ne se gêneront jamais pour lui dire ce qu’elles pensent d’elle et de sa manière de faire. Mais jamais elles ne lui demanderont ce qu’elle pense d’elles et de leur manière de faire. Pourtant elles vivent ensemble. Et la femme de ménage pense certainement des tas de choses.

Moins de choses la patronne saura à son propos, plus la femme à tout faire se fondra dans le décor et plus elle en apprendra. Vous  verrez rarement votre femme de ménage manger, pleurer, rêver, se mettre en colère ou tomber amoureuse. Elle saura à votre manière d’ouvrir le frigo et de vous jeter ou pas sur le plat qu’elle a préparé et réchauffé à quoi vous pensez. Jamais vous n’envisagez de remplacer votre psy par votre femme de ménage, pourtant vous y gagnerez beaucoup. La bonne âme est déjà là, 20h/24 (pas besoin donc de se déplacer), déjà payée et déjà à l’écoute si vous avez juste envie de vous allonger sans parler. De plus elle est vraiment au cœur des choses les plus intimes, puisque c’est elle qui trempe ses mains dans votre linge sale.
Mais au fond, il  est tellement plus simple de se dire qu’une femme qui dit oui 127 fois par jour n’a ni amour-propre, ni sentiment, de se dire qu’à force de s’échiner sur des tâches répétitives elle n’a pas d’opinion, un peu comme si elle n’avait pas vraiment d’existence propre. Un peu comme si son existence se résumait aux tâches que pouvaient effectuer ses mains :  laver, torcher, essuyer, découper, repasser, récurer, coudre, planter, arroser, payer, coiffer, habiller, brancher, éplucher, vider, remplir, ouvrir, fermer, blanchir, retrouver, cacher, dresser, brosser, débrancher, remonter les interrupteurs, tenir, poster, changer une ampoule, raccommoder, décrocher, redresser, raccrocher, ranger les habits d’hiver, les habits d’été, ranger les sacs plastiques, faire le tri des poubelles parce qu’il vous pousse des idéaux écologiques, balayer, effacer, ramasser, enlever, poser, porter…

Vous la félicitez rarement pour son apprentissage rapide ou pour son aisance à glisser dans toutes les chemises que vous lui faites endosser : celles des couturière, cuisinière,  plombière, peintre en  bâtiment, vétérinaire, gestionnaire quand vous lui confiez le budget courses du mois, spécialiste en gériatrie et en petite enfance, coiffeuse, esthéticienne, jardinière, fleuriste, traductrice, mémoire des habitants de la maison, témoin auquel on fait appel lors de dispute de famille,  3e œil en quelque sorte.
Jour après jour, votre vie glisse entre ses mains, elle vous gère alors que vous croyez la gérer. Et malgré cela, elle reste remplaçable, échangeable contre n’importe laquelle de ses congénères, et vous ne manquerez pas de le lui rappeler à la moindre manifestation de ce que vous interprèterez comme de l’ingratitude.
C’est pourtant vous les ingrats dans cette jolie histoire de cohabitation. Après lui avoir  ouvert grand les portes de votre foyer, vous les lui refermez au nez sans vraiment vous être intéressés à elle pendant ces deux, trois ou cinq ans. 
Votre  connaissance de son pays se réduit encore au nom de la capitale, à une certaine idée de la misère, aux tremblements de terre, aux catastrophes naturelles type tsunami et aux guerres dans le nord ou le sud selon les pays. Elle par contre, aura appris les noms de ceux qui vous gouvernent, les noms de ceux qui meurent en martyr, les noms de vos chanteurs populaires que vous ne connaissez parfois pas et elle vous aura parlé des lieux dans lesquels elle va se promener le dimanche (quand cela est permis), des lieux où vous n’avez jamais les pieds, elle connaitra le calendrier des congés et grèves annuels par cœur, elle aura appris l’arabe, un peu le français aussi si cela vous fait plaisir. Elle vous aura accompagné manifester quand vous vous étiez déclaré pro-untel et n’aura pas hésité à vous suivre quand vous aviez changé de camp. C’est elle aussi qui aura toujours porté le drapeau.
Elle vous aura toujours dit  oui en bougeant la tête dans tous les sens, un peu dans un mouvement d’infini, car la société dont elle est issue la condamne à un oui éternel par amabilité, par culture, par besoin surtout.

Malgré toutes ces preuves d’adaptation et de fidélité vous l’avez quand même congédié sans remords. Et pendant que vous attendez que l’on vous livre la prochaine, installée confortablement dans votre canapé, vous sirotez un café moins bon que d’habitude car vous ne savez plus vraiment comment le faire.  Vous vous saisissez d’un magazine féminin et vous jetez sur la page bien-être dont le titre alléchant vous a poussé à acheter ladite revue : Comment apprendre à dire non en quinze conseils ?  Je suis gentille mais là c'est non!



0 comments:

Post a Comment