Tante Anna, Ava Gardner, la Samsonite Shwayder Brothers 1910, Beyrouths multiples et cette furieuse propension à l’exildans le marc d’un turc café amer.
Un rayon de lumière fendit l’espace à l’instant où elle
posa le talon sur le débarcadère. Organza vert tilleul sous un lourd manteau de
zibeline gris de maure, elle avait trouvé cette robe chez Najjar Frères
dans les vieux souks d’Alep. Les effluves de senteurs vaporeuses de la boutique
adjacente tressaient encore inlassablement les mailles de son textile. Les
joues rosies d’une si fiévreuse, d’une si furieuse folie des grandeurs, elle
posait le pied sur un quai embué d’une foule épuisée par ses lendemains de périples.
L’Oceania venait d’accoster
sur un ilot de quelques seize hectares d’espoir. La scène se passe à Ellis
Island sous les jupons rigides d’une autre robe, celle d’une dame de métal
dénommée Liberty. Débarquée de sa Palestine natale, ma tante Anna vouait une
passion secrète pour Gustave Flaubert, raffolait de passementerie damascène et
tenait en grippe un certain Lamartine qui quelques années auparavant avait
grossièrement dépeint sa terre, son Orient. Par vengeance ou pure impudence, cette
effrontée d’un siècle naissant pris la folle décision d’inventer sa vie, de vivre
son Voyage en Occident.
Un rayon de lumière new yorkaise fendit l’espace à
l’instant où ma tante Anna posa sa valise sur les poussières matinales de ce
débarcadère d’un mardi 13 avril 1815. Une Ṣamsonite Shwayder Brothers trouvée dans
les souks de Jérusalem chez Abraham Safarian quelques mois avant son départ
pour les Amériques. Une Samsonite brune et fière de son teint fauve qui
hérissait son anse dès qu’un inconscient osa prononcer son nom avec le Ṣad arabe. Ce fier et noble bagage était
en effet natif de Denver Colorado. Il avait lui-même traversé les continents en
1905 au poignet d’un juif marchand de pierres.
Un rayon de lumière d’octobre fendit l’espace de mon
appartement beyrouthin à l’instant où ma tante Anna posait le pied sur le débarcadère
de ses Amériques et où je m’apprêtais à reprendre une gorgée de mon turc de
café. Aux pieds de mon bureau, la Shwayder Brothers est toujours là. Digne legs
de ce départ premier de ce voyage originel, péché de tous mes exils, ce cuir porte en lui le prélude de tous les recommencements. Sur sa peau aujourd’hui
ridée, les stigmates du temps. Lanière indolente, monture de voyages
improbables, contenant d’exils, elle porte sur son flanc gauche les cicatrices
de voyages innombrables. Air France, Air Canada, Middle East Airlines, des
tatouages indélébiles traces de périples sans fin, butins d’une mémoire indéfectible.
Elle se souvient encore d’un matin de Chypre 1984 lorsque ma famille fut sommée
de fuir un Liban trop occupé à mourir ou encore d’un Londres Buenos Aires 1939
lorsque par discrimination – l’âge la taxait de quelques rondeurs – elle fut obligée
de voyager en soute, supportant tout au long du trajet les plaintes incessantes
d’une Vuitton trop entichée d’appartenir à Clémentine Churchill, épouse d’un
britannique de ministre.
Un rayon de lumière fendit l’espace et le temps au moment
ou à mon tour, je m’apprêtais à partir à nouveau poser le talon sur l’embarcadère
des eternels départs, mon poignet gauche cousu à l’anse de ma Samsonite, ma
main gauche, dans celle de ma tante Anna. A mon oreille, ces quelques mots susurrés :
« Ava Gardner a pose son pied sur la Lune ».
Nasri Sayegh
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