Sunday, November 11, 2012

Tante Anna




Tante Anna, Ava Gardner, la Samsonite Shwayder Brothers 1910, Beyrouths multiples et cette furieuse propension à l’exildans le marc d’un turc café amer.



Un rayon de lumière fendit l’espace à l’instant où elle posa le talon sur le débarcadère. Organza vert tilleul sous un lourd manteau de zibeline gris de maure, elle avait trouvé cette robe chez Najjar Frères dans les vieux souks d’Alep. Les effluves de senteurs vaporeuses de la boutique adjacente tressaient encore inlassablement les mailles de son textile. Les joues rosies d’une si fiévreuse, d’une si furieuse folie des grandeurs, elle posait le pied sur un quai embué d’une foule épuisée par ses lendemains de périples. L’Oceania  venait d’accoster sur un ilot de quelques seize hectares d’espoir. La scène se passe à Ellis Island sous les jupons rigides d’une autre robe, celle d’une dame de métal dénommée Liberty. Débarquée de sa Palestine natale, ma tante Anna vouait une passion secrète pour Gustave Flaubert, raffolait de passementerie damascène et tenait en grippe un certain Lamartine qui quelques années auparavant avait grossièrement dépeint sa terre, son Orient. Par vengeance ou pure impudence, cette effrontée d’un siècle naissant pris la folle décision d’inventer sa vie, de vivre son Voyage en Occident.

Un rayon de lumière new yorkaise fendit l’espace à l’instant où ma tante Anna posa sa valise sur les poussières matinales de ce débarcadère d’un mardi 13 avril 1815. Une amsonite Shwayder Brothers trouvée dans les souks de Jérusalem chez Abraham Safarian quelques mois avant son départ pour les Amériques. Une Samsonite brune et fière de son teint fauve qui hérissait son anse dès qu’un inconscient osa prononcer son nom avec le ad arabe. Ce fier et noble bagage était en effet natif de Denver Colorado. Il avait lui-même traversé les continents en 1905 au poignet d’un juif marchand de pierres.

Un rayon de lumière d’octobre fendit l’espace de mon appartement beyrouthin à l’instant où ma tante Anna posait le pied sur le débarcadère de ses Amériques et où je m’apprêtais à reprendre une gorgée de mon turc de café. Aux pieds de mon bureau, la Shwayder Brothers est toujours là. Digne legs de ce départ premier de ce voyage originel, péché de tous mes exils, ce cuir porte en lui le prélude de tous les recommencements. Sur sa peau aujourd’hui ridée, les stigmates du temps. Lanière indolente, monture de voyages improbables, contenant d’exils, elle porte sur son flanc gauche les cicatrices de voyages innombrables. Air France, Air Canada, Middle East Airlines, des tatouages indélébiles traces de périples sans fin, butins d’une mémoire indéfectible. Elle se souvient encore d’un matin de Chypre 1984 lorsque ma famille fut sommée de fuir un Liban trop occupé à mourir ou encore d’un Londres Buenos Aires 1939 lorsque par discrimination – l’âge la taxait de quelques rondeurs – elle fut obligée de voyager en soute, supportant tout au long du trajet les plaintes incessantes d’une Vuitton trop entichée d’appartenir à Clémentine Churchill, épouse d’un britannique de ministre.

Un rayon de lumière fendit l’espace et le temps au moment ou à mon tour, je m’apprêtais à partir à nouveau poser le talon sur l’embarcadère des eternels départs, mon poignet gauche cousu à l’anse de ma Samsonite, ma main gauche, dans celle de ma tante Anna. A mon oreille, ces quelques mots susurrés : « Ava Gardner a pose son pied sur la Lune ». 

Nasri Sayegh

0 comments:

Post a Comment